Matinée d'étude : Claude Lefort, Cornelius Castoriadis, et la question de la démocratie




Université Université Paris Nanterre,

bâtiment D, salle D309


vendredi 4 juin 2010, de 9h30 à 12h30


Président de séance : Alain Caillé

9 h 30 - 10 h : Fabien Delmotte : Élaborer une critique sociale actuelle, à partir de Lefort et Castoriadis
10 h - 10 h 30 : Nicos Iliopoulos : Qu'est-ce que la démocratie ? Les réponses inconciliables de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort
10 h 30 - 11 h : Nicolas Poirier : Repenser l'institution démocratique avec Castoriadis et Lefort
11 h- 11 h 15 : pause
11 h 15 - 12 h 30 : discussion générale
12 h 30 : déjeuner


Résumés des communications


Fabien Delmotte : Elaborer une critique sociale actuelle, à partir de Lefort et Castoriadis

Les noms de Claude Lefort et de Cornelius Castoriadis sont souvent invoqués au sujet de leur analyse du totalitarisme, auquel il semble convenir d'opposer une défense de la démocratie. Mais si le discrédit du régime soviétique a fait parfois peser une suspicion sur la critique et le conflit social en tant que tel, c'est au contraire aux conditions de sa réhabilitation et de sa mise en valeur que s'attachent les pensées de Lefort et Castoriadis.

Sans doute, les divergences entre les deux co-fondateurs du groupe Socialisme ou Barbarie sont-elles importantes et significatives. Ils s'opposent, par exemple, dans l'appréciation de la "division sociale", l'acceptation ou le rejet du marché et du capitalisme. La nécessité, pour la pensée critique, d'élaborer un projet constitue également, avant même l'appréhension de son contenu, une opposition frappante entre Castoriadis et Lefort. Cependant, ces parcours respectifs, au-delà de leur mise à distance appuyée du marxisme, permettent tous deux de donner appui à une interrogation sur les capacités critiques de la philosophie politique et sociale. Contrairement à ce qui semble se passer avec Hannah Arendt, la redécouverte de la philosophie politique, l'insistance sur la liberté, ne disqualifient pas, en principe, l'intérêt pour la "question sociale". Réfléchir à partir de ces auteurs, c'est donc aussi se demander s'ils peuvent nous fournir, concrètement, une critique adaptée aux transformations sociales de ces dernières décennies.

De ce point de vue, les propos les plus récents de Claude Lefort peuvent susciter un intérêt particulier. En portant son regard sur le manque de vitalité des grands débats d'idée et des conflits sociaux, mais aussi sur le sort réservé aux étrangers "sans-papiers", au développement du chômage, de la pauvreté et des inégalités, Lefort s'inquiète du trouble et du péril qui menace la démocratie. Il reste à savoir si la critique ne peut pas davantage contribuer à apporter de nouvelles perspectives, comme le pensait Castoriadis.

 
Nicos Iliopoulos : Qu'est-ce que la démocratie ? Les réponses inconciliables de Cornelius Castoriadis et de Claude Lefort

 I. Afin d'examiner les réponses apportées par les deux penseurs à la question : Qu'est-ce que la démocratie ?, un premier point de départ serait de présenter ce que l'on pourrait appeler les « présupposés » de leur pensée. Ainsi, en se référant directement et explicitement à Lefort (ce qui est, à partir d'une certaine période, fort rare), Castoriadis considère que : « Pour ce qui est de Lefort et de sa conception du rôle de l'Etat, l'écart des présupposés est trop grand pour qu'on puisse en parler brièvement ». (« L'exigence révolutionnaire », entretien du 6 juillet 1976, in Le contenu du socialisme, p. 358). Il est évident qu'un tel examen nous mènerait très loin. Il n'empêche que nous pouvons présenter certains des points les plus importants, parmi lesquels nous évoquerons les suivants :

- Pour Lefort, le point fondamental en ce qui concerne l'institution du social est la « division sociale » alors que, pour Castoriadis, c'est l'institution imaginaire de la société.

- Pour Lefort, la « révolution démocratique » commence avec la modernité, mais pour Castoriadis la démocratie a été créée dans la Grèce ancienne. C'est pourquoi la création grecque, centrale chez Castoriadis en tant que germe, est quasi ignorée dans la démarche réflexive de Lefort.

- L'approche psychanalytique - plus exactement et selon les vœux de l'intéressé lui-même, la question de la psyché en tant que composante essentielle d'une anthropologie philosophique - qui est très importante chez Castoriadis, est quasi absente chez Lefort.

En d'autres termes, si Castoriadis crée une pensée globale (une philosophie au sens qu'il donne lui-même à ce terme), Lefort se limite à la philosophie politique traditionnelle.

II. Un deuxième point de départ, décisif, serait la base sur laquelle les deux auteurs érigent les édifices auxquels ils donnent le nom de démocratie ou de société démocratique.

La démocratie est, selon Lefort, une « forme de société advenue en Occident à une date relativement récente, compte tenu de l'étendue de l'histoire de l'humanité » (Avant-propos de l'ouvrage Essais sur le politique, p. 8 ; souligné dans l'original). (Le paradoxe est que la même expression de « forme de société » n'a pas le même sens sous la plume de Castoriadis). Cette « forme de société », la société démocratique, est maintes fois définie, par opposition à la société totalitaire, mais également par opposition à toutes les sociétés qui ont précédemment existé, comme société dans laquelle il n'y a pas d'autorité ultime concernant le Pouvoir, le Droit (ou la Loi) et le Savoir (ou la Connaissance) et où « le lieu du pouvoir devient un lieu vide » (« La question de la démocratie », in Essais sur le politique, p. 27 ; souligné dans l'original). Claude Lefort précise : « L'essentiel, à mes yeux, est que la démocratie s'institue et se maintient dans la dissolution des repères de la certitude. Elle inaugure une histoire dans laquelle les hommes font l'épreuve d'une indétermination dernière, quant au fondement du Pouvoir, de la Loi et du Savoir, et au fondement de la relation de l'un avec l'autre, sur tous les registres de la vie sociale » (ibid., p. 29 ; souligné dans l'original). Ajoutons cette autre formulation de Lefort : « de tous les régimes connus, la démocratie est le seul qui laisse entrevoir la division sociale » (L'invention démocratique, p. 148).

D'après Castoriadis, la démocratie est à la fois une « forme de société » dotée d'un système politique (abusivement appelé « démocratie directe ») dans lequel est catégoriquement rejetée l'idée de représentation et une « forme de société » qui affirme certaines valeurs substantives qu'elle réalise effectivement. Si, selon Lefort, la « démocratie représentative » est le seul système politique qui pourrait être appliqué aux « sociétés démocratiques » modernes, cette idée représente selon Castoriadis la grande mystification de la modernité. Je rappellerai que la formulation la plus dure, et l'expression la plus forte, que ce dernier ait employée contre l'idée de représentation se trouve dans l'un de ses meilleurs textes politiques : « La pensée politique ». La phrase la plus sévère, la plus révélatrice de son esprit, et la plus synthétique, est la suivante : « La démocratie représentative, en fait négation de la démocratie, est la grande mystification politique des temps modernes. La démocratie représentative est une contradiction dans les termes, qui dissimule une tromperie fondamentale. Et la mystification des élections va de pair avec cette mystification (« La pensée politique », in Ce qui fait la Grèce, p. 299). C'est la raison pour laquelle, dans l'un de ses derniers textes « La démocratie comme procédure et comme régime », Castoriadis présente de la manière suivante la définition complète de la démocratie à la fois comme régime : « le régime qui essaie de réaliser, autant que faire se peut, l'autonomie individuelle et collective, et le bien commun tel qu'il est conçu par la collectivité concernée », et comme procédure : le régime dans lequel le pouvoir explicite appartient à tous, est effectivement ouvert à la participation de tous (La montée de l'insignifiance, pp. 240 et 229 respectivement).

III. Les immenses divergences entre les réponses apportées par Lefort et Castoriadis à la question : Qu'est-ce que la démocratie ? apparaissent donc inconciliables, à tel point que nous pourrions légitimement nous interroger sur l'utilité à l'heure actuelle d'une comparaison entre les deux penseurs. Cependant, pour nous, la question n'est pas de déterminer « qui a raison ». La réalité actuelle des sociétés occidentales, et plus particulièrement de la société française, apporte une réponse à chacun.

Quant à nous, tout en ayant un grand respect pour Claude Lefort, nous considérons depuis très longtemps l'ensemble de l'œuvre de Castoriadis comme l'un des rares tremplins pour aller plus loin. (L'œuvre de Hannah Arendt représente pour nous un autre tremplin.) Ce qui signifie que, tout en rejetant catégoriquement toute tentative d'extraire de l'œuvre d'un grand penseur les conclusions pour ce que l'on a à faire ici et maintenant car la société nous invite toujours à l'analyser avec nos propres moyens, nous adoptons l'ambition de Castoriadis (qui est aussi celle de Hannah Arendt, moins explicitement formulée cependant) d'une transformation radicale et démocratique de la société présente, ce qui de toute évidence n'est pas l'ambition de Lefort. Selon ce dernier, nous sommes toujours - et jusqu'à nouvel ordre - dans la « révolution démocratique », tandis que pour Castoriadis nous sommes dans une société qui doit, et peut, préparer une révolution démocratique. Il ne peut pas y avoir entre les deux penseurs divergence plus radicale. Mais la question de savoir ce que signifie aujourd'hui une révolution démocratique reste plus que jamais ouverte, et dépasse infiniment les exégèses de l'œuvre de tout penseur, si grand soit-il.

 
Nicolas Poirier : Repenser l'institution démocratique avec Castoriadis et Lefort

L'un des points notables du désaccord entre Castoriadis et Lefort, au-delà du problème de l'organisation politique, tient à la conception qu'ils se forment de la démocratie et du statut qu'ils accordent au pouvoir politique. Il y a chez eux une façon très différente de poser la question de la loi, qui implique de concevoir d'une manière fort divergente le rapport qu'entretient la société à elle-même : si, pour Castoriadis, la réflexivité inhérente à l'institution démocratique doit être pensée dans la perspective de l'autonomie, la réflexivité politique doit au contraire se penser d'après Lefort comme avènement de la liberté à partir d'un nouage entre dehors et dedans, où puisse s'articuler la mise en question de la loi dans l'horizon d'une hétéronomie indépassable.

      Notre intervention cherchera à faire ressortir, à partir de la question du lien qui noue autonomie et hétéronomie, les différences d'approche entre une pensée de la démocratie comme auto-institution explicite de la société et une conception de l'agir démocratique soucieuse de mettre avant tout l'accent sur le fait du conflit et de la division sociale. Car c'est précisément dans ce lien entre autonomie et hétéronomie que se nouent les termes de la divergence philosophique entre Castoriadis et Lefort. Lefort développe en effet l'idée d'une division constitutive de la société, en interprétant l'événement du social comme le lieu d'une hétéronomie indépassable bâtie sur des pôles asymétriques. Si le social est divisé dès qu'il se manifeste, c'est au sens où il est d'après Lefort ouvert à un dehors en référence auquel son articulation devient pensable. Castoriadis montre à l'inverse qu'un tel clivage n'est pas une condition structurelle de la société, lui permettant de s'articuler au plan symbolique, mais qu'il constitue l'effet conjoncturel d'une division asymétrique du social, qui peut être surmontée moyennant une intervention politique orientée dans ce sens. Tout se passe comme si Lefort appelait division ce que Castoriadis caractérise comme domination - l'un voyant précisément dans l'hétéronomie la condition d'avènement de la liberté politique, l'autre conditionnant l'émergence de la liberté, définie comme autonomie, à la contestation de l'hétéronomie.


Mis à jour le 21 novembre 2010